La France est-elle en guerre ?

Septembre 1944

 

Paris fut-il jamais si beau que par ces premiers jours d'automne ? Dans ce Paris rendu à lui-même le soleil encore chaud verse une sorte de bonheur. Comme autrefois la douceur de vivre est une ambiance. On s'y abandonne, on la sent de toute part, on la respire. Elle est dans les arbres jaunissants des avenues, dans les drapeaux, dans les devantures qui, subitement, ont retrouvé leur joliesse.

Il ne faudrait pas que cette douceur fasse illusion. Sans doute avons nous le droit de nous réjouir d'être libérés. Nous ne la diront jamais assez fort cette joie. Après quatre ans de silence on ne se lasse pas de la crier. Mais la dure guerre continue. Elle est là sur notre sol de France. On l'oublie trop. Et même, quand l'ennemi sera bouté dehors, tout ne fera que commencer. La libération n'est pas un point final, elle est un prélude. Le prélude de cette victoire où le France reprendra sa place dans le monde.

Car la France reprendra sa place dans le monde. Il le faut parce que cette guerre est sa guerre. Nous n'en sommes pas seulement les spectateurs. Nous avons fait plus que prêter aux belligérants un champ d'opérations. Cette guerre est notre guerre, parce que les premiers avec les Anglais, quelques heures à peine après eux, nous l'avons déclarée. C'est notre peuple qui, lorsque l'Allemand un fois de plus prétendait asservir l'Europe, s'est levé. Notre défaite n'a pas effacé cela. Elle a permis à nos alliés de regrouper leurs forces, de préparer enfin cette guerre qu'ils avaient eu l'imprudence de ne pas assez prévoir. A s'efforcer de nous asservir, l'ennemi s'occupait et s'enferrait. Pendant quatre ans la menace de notre insurrection a paralysé plusieurs de ses divisions.

C'est notre guerre aussi, par tout ce que nous avons souffert. La France est couverte de ruines. Ces villes effondrées où l'on ne trouve même plus la trace des rues, cela compte. Ce sang qui a été versé, répandu plutôt. Ces victimes dont nous ne savons pas le nombre, cela nous permettra, au jour du règlement des comptes, de dire : « nous étions là ». Mais nous avons fait plus que d'offrir ce tribut passif et nécessaire. Notre peuple était pour les alliés un innombrable agent de renseignements. Quand la T.S.F. égrenait à chaque émission les poèmes surréalistes des messages personnels, c'était à nous qu'elle s'adressait. Et cette immense complicité qu'Anglais et Américains ont trouvé au débarquement ? S'ils doivent, comme le disait le communiqué des entretiens de Québec, conquérir l'Allemagne « inch by inch », ils comprendront quel fut l'appoint d'un pays où tous étaient prêts à risquer la mort pour les aider. Ils mesureront le rôle exact de la Résistance dans les opérations militaires.

Mais de ces opérations militaires mêmes nous n'avons jamais été absents. Sur les trois fronts de l'Europe occidentale, qui, grâce à nous peut-être, n'en sont plus que deux, nous étions là. Nos armées étaient en Italie. Lors de la prise de Cassino, qui a, oserais-je dire, « déverrouillé » ce front, le communiqué allié a souligné la part décisive prise par nos troupes. J'en parle au passé, car les informations militaires sont parcimonieuses et ne nous permettent pas exactement de suivre la part de l'armée française dans chacun des assauts, mais nous savons qu'à tous ces combats, qui de Naples ont porté les alliés aux portes de la Plaine du Pô, nous avons pris notre part. En Normandie aussi nous étions présents, et la division Leclerc, par Coutange et Alençon, délivrait Paris. Elle ne s'arrêtait pas d'ailleurs, et après de durs combats – je voudrais savoir combien d'officiers elle a perdu dans le seul pays d'Aulnay-sous-Bois- elle poursuivait sur Troyes, pour bientôt, à Chatillon-sur-Seine, opérer sa jonction avec ces six divisions du Général de Lattre de Tassigny.

Car, entre temps, nous avions débarqué dans le midi, nous, les Alliés, mais aussi, et peut-être surtout, les Français, et cette marche foudroyante au long du Rhône commençait qui devait, après la jonction du 13 septembre, se poursuivre, par les forces conjuguées de Leclerc et de de Lattre, après la libération de Langres et le nettoyage de la région de Chaumont, vers Is-sur-Tille et la trouée de Belfort où l'on se bat sauvagement.

Pourtant la défense allemande se raidit ; c'est dire que l'effort de nos armées, engagées au premier rang dans la guerre, sera certainement encore plus dur dans les semaines qui vont suivre. Nous n'avons jamais été davantage dans la guerre. Après cinq ans de combats notre effort a atteint son apogée – apogée de gloire, mais apogée de lutte surtout -. La guerre que la France a entreprise le 3 septembre 1939 continue, elle n'a jamais été interrompue, et ceci, ni nous-mêmes, ni personne ne doit l'oublier.